Latour Nota sobre certos objetos cabeludos
[1995]
Bruno Latour
avec l'assistance d'Emilie Hermant,
CSI, Ecole des Mines de Paris
[Actes du premier colloque international d'ethnopsychiatrie]
S'il y a quelque chose de pire que d'intervenir dans un colloque où l'on n'est pas spécialiste, c'est de le faire après Isabelle Stengers car il est toujours difficile de la suivre sur ses brisées et de proposer des vues aussi pénétrantes qu'elle. Surtout quand il s'agit de présenter si brièvement un ensemble de sujets aussi compliqués : introduire à la sociologie des sciences et montrer quelques uns de ses résultats ; essayer d'apporter un éclairage sur le problème de l'ethnoscience à partir des recherches en sociologie et anthropologie de "la" science ; redéfinir, grâce au principe de symétrie, le rôle des objets dans l'objectivité "moderne" ; apprendre de l'ethno-science – et de l'ethnopsychiatrie en particulier – le rôle des objets fétiches ; ouvrir le débat sur les objets "chevelus" – ou quasi objets – tels qu'on peut les étudier aujourd'hui dans les laboratoires et les hôpitaux ; et pour finir, discuter sur l'utilité de la notion de "culture"... Beaucoup trop de sujets à survoler en quelque vingt feuillets.
De l'inutilité de séparer croyance et raison
editarPour commencer, je voudrais rappeler un résultat important du travail en sociologie et en anthropologie des sciences que je présenterai sous la forme très synthétique d'une double tâche morale. Deux déontologies divisaient la vie intellectuelle des "pays développés" jusqu'il y a peu de temps encore : la première consistait à protéger le travail scientifique, le travail de laboratoire, contre les dangers, la pollution, les préjugés, les passions personnelles, les intérêts politiques. La deuxième était celle des humanistes, des intellectuels, dont le but était de protéger, cette fois-ci, le sujet humain contre l'objectivation, la rationalisation, la domination par les objets. Cette deuxième déontologie avait pour but d'inverser les ravages de la première. Mais ces deux tâches reposaient sur une théorie des objets, de la science et de la société, qui est maintenant discutée, infirmée, démantelée par les travaux en anthropologie des sciences. Aujourd'hui nous découvrons une nouvelle tâche à accomplir : étudier ce que j'appelle les collectifs d'humain et de non-humains dont je donnerai un exemple tout à l'heure. Il n'est donc plus question maintenant de seulement protéger les sciences contre la pollution venant du monde social ou des préjugés puisque, dans cette nouvelle optique, une science est d'autant meilleure, d'autant plus vraie, d'autant plus objective qu'elle est plus attachée, plus liée à l'ensemble de la société. Inversement, nous n'avons pas à nous battre contre le danger que l'objectivation ferait subir au sujet humain, puisque l'objet lui-même, comme j'espère le montrer tout à l'heure, s'est profondément modifié. Cette double tâche contradictoire qui sépare généralement en deux les universités – une partie du campus s'occupant d'empêcher que les sciences soient polluées par la politique pendant que l'autre défendait l'âme, le sujet ou les cultures contre la rationalisation – se trouve remplacée par une seule, déployer le collectif, et apprendre à y pratiquer, comme l'a rappelé Isabelle Stengers, des triages et des différenciations nombreuses, mais dont aucune ne recoupe l'ancienne division entre le monde des sciences et celui des représentations sociales.
Cette approche s'oppose à ce que j'appellerai les ravages de l'asymétrie, dont le but, dans la tradition épistémologique classique, est de placer raison d'un côté et croyance de l'autre dans une sorte de balance et de répartir ensuite les positions en donnant plus ou moins de poids à l'un ou à l'autre des plateaux. La première position est celle du rationalisme classique. La croyance est un péché mortel. Le plateau de droite s'alourdit terriblement du péché de croyance commis par les "autres", ceux qui se trouvent sous les Tropiques, péché dont, à force de science, nous parviendrons à nous laver, passant ainsi de la croyance à la raison. Ainsi définit-on une morale, qui a pour objet de s'extirper de ce passé de croyance, en entrant en possession de véritables objets enfin détachés de toute adhérence au monde social. Dans le futur, (disions nous naguère, lorsque nous étions modernes de bon coeur) nous serons enfin capables de devenir objectifs. C'est de cette position que découle la version asymétrique de l'ethnoscience, qui attribue le préfixe "ethno" à la croyance, réservant le nom de science, sans préfixe, au savoir.
Mais la balance peut pencher de l'autre côté, en inversant le poids respectif de la raison et de la croyance. Dans la position inverse, c'est nous, les civilisés, qui devenons vecteur d'une barbarie, celle de la raison qui écraserait, dominerait, américaniserait et rationaliserait, comme un bulldozer, l'ensemble des peuples de la planête. Cette fois-ci le plateau de la croyance remonte : les "sauvages" se vengent, deviennent légers, leurs péchés sont trouvés moins graves parce que ce sont justement leurs objets, ces objets compacts dont parle Isabelle Stengers (voir p. XX), qui ont la particularité d'adhérer par tous leurs points au corps social. Dans cette version, les fétiches que l'on abominait tout à l'heure au point de vouloir les briser -ou que l'on conservait dans les musées comme autant d'oeuvres d'art- deviennent de bons objets parce qu'ils s'attachent au social et qu'ils le fabriquent en partie. Dans l'autre plateau maintenant condamné, celui de la raison, les nouveaux barbares, les anciens civilisés, ne possèdent au contraire que des objets détachés, des médicaments bruts, froids, objectifs, qu'ils ne savent plus lier au reste du monde social.
Il semble donc, aussi longtemps que nous pratiquons une anthropologie asymétrique, que nous soyons condamnés à alterner de l'une à l'autre de ces positions, obligés tantôt de croire à la croyance, tantôt de douter de la raison. Pourtant, nous le savons bien maintenant, les objets occidentaux ne méritent ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. Du point de vue d'une anthropologie symétrique, ils sont, au contraire, ordinaires.
De quelques avantages d'une anthropologie symétrique
editarPrenons un exemple très simple. Au cours d'une étude que j'ai faite récemment à l'Institut Pasteur, un scientifique se présente à moi de la plus belle façon qu'il soit en disant : "Bonjour, je suis le coordinateur du chromosome 11 de la levure de bière", à quoi je réponds : "Bonjour, je suis Bruno Latour!". Ce grand chercheur se présente admirablement pour notre colloque puisqu'il dit, au sein de l'Institut Pasteur, lieu de la raison s'il en fut, quelque chose qui est aussi intéressant que cette phrase célèbre, longuement commentée par Durkheim et par Lévi-Strauss : "Les Bororos sont des Araras". On peut évidemment avoir recours à notre habitude de purification moderne en séparant ces phrases en croyance et en raison selon le principe dualiste de la balance présentée plus haut. Nous placerions alors du côté de la Nature le chromosome 11 de la levure de bière, et de l'autre le "Moi, M. X", les instruments, le travail de l'Institut Pasteur et le réseau européen de collègues dans lequel il travaille. C'est la solution classique, c'est la solution moderne, c'est celle qui nous égare dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Mais on peut aussi prendre au sérieux cette phrase, aussi au sérieux que les anthropologues considèrent la phrase "les Bororos sont des Araras" et essayer de voir comment quelqu'un peut devenir en effet, au sein d'une organisation, d'une personne morale, à travers dix laboratoires européens reliés ensemble, un chromosome 11 de la levure de bière. Or cela revient précisément à mettre en évidence ce monstre anthropologique dont nous étions supposés nous être débarrassés, nous les modernes, les rationnels : la confusion dangereuse des valeurs et des faits, des sociologies et des cosmologies, des propos normatifs et des propos descriptifs.
Prenons un autre exemple, celui du Généthon, situé sur le plateau d'Evry au sud de Paris, que l'un de mes collègues est en train d'étudier. Dans ce réseau extraordinairement compliqué, totalement moderne, typiquement occidental, on trouve quelque chose qui ressemble aux "objets-compacts" dont parle Tobie Nathan (voir le chapitre XX p.XX) . Pour comprendre ce qu'est le Généthon, nous devons prendre en compte le Téléthon, cette fantastique caisse de résonnance qui attire, en montrant à la télévision des enfants malades de myopathie, 500 ou 600 millions de francs pour la recherche génétique ; la pratique instrumentale, ces robots qui permettent par une série d'astuces techniques tout à fait remarquables d'accélérer la fabrique de la carte génétique ; les banques d'ADN ; les arbres généalogiques ; l'ensemble de la compétition internationale ainsi que les "chers collègues" qui protestent vivement contre les stratégies de recherche du Généthon ; le travail de repérage des généalogies des personnes saines à travers toute la France effectué par le professeur Dausset ; l'ensemble des personnes qui s'intéressent aux travaux de Cohen et de Weissenbach ou qui sont furieux parce qu'ils les ont précédé à quelques mois près dans la publication de la première carte physique du génome humain ; l'ensemble des alliés les plus divers, la municipalité d'Evry, le Ministère de la Recherche, la DG XII de Bruxelles, la Cour Européenne qui va rendre ses décisions sur l'appropiation privés des brevets ; et enfin, tenant en partie le réseau, les idées et les concepts stratégiques de Weissenbach et de Cohen concernant la fabrication de cette carte et la façon dont elle pourrait être améliorée, sans compter les idées très audacieuses de Monsieur Barateau sur la façon d'intéresser les myopathes et le public compatissant à la génétique moléculaire.
Pourquoi, devant un tel objet, réserver le préfixe "ethno" aux pensées sauvages? Comment ne pas l'employer pour "l'ethno-génétique moléculaire" qui nous ferait visiter, si nous en suivions les réseaux, à peu près toute la société française, ses valeurs et ses organisations, ses généalogies et ses ancètres, exactement au même titre qu'un bon fétiche ou une bonne accusation de sorcellerie permet de tracer à peu près tous les liens d'une société traditionnelle? L'anthropologie, maintenant symétrique, a devant les yeux un ensemble de disciplines à étudier, désormais homogène : il n'y a plus d'un côté celles qui construiraient leur monde social, objet compact, (bon ou mauvais selon l'école rationaliste ou anti-impérialiste à laquelle on appartient), et de l'autre des objets détachés du social qui formeraient des sciences. Nous, les occidentaux, nous faisons comme les autres. Inconvénient, nous ne sommes pas plus rationnels qu'eux; avantage, nous ne sommes pas plus mortifères qu'eux. Nous ne pouvons, pas plus qu'eux, construire un collectif, sans génétique, sans ancètres, sans malades, sans médicaments, sans cosmologie, sans cosmogonie. Nous sommes dans le même bateau, nous utilisons les mêmes moules. La modernisation ne peut plus continuer "à l'ancienne", c'est-à-dire, soit en transformant la totalité du passé des autres cultures en une croyance monstrueuse, soit en transformant les occidentaux en des monstres déterritorialisés et mortifères. Il n'y a pas de monstres du tout, ni chez eux, ni chez nous. Définissons plutôt le civilisé comme celui qui n'a plus de barbares aux portes de l'Empire.
De la nécessité de se servir des "prémodernes" pour comprendre les "modernes"
editarNous sommes ainsi amenés à une situation extrêmement bizarre dans la définition du principe de symétrie. Lorsque nous étudions des gens qui se prennent pour des chromosomes ou lorsque nous déployons le Généthon qui couvre, sous forme de réseau, une large partie de la souffrance, de la maladie et de la définition de la France, nous nous aperçevons avec quelques horreurs – mais on s'y habitue très vite – que nous sommes faits nous, "les modernes", de la même étoffe que "les autres". Nous aussi, nous surtout, nous mélangeons les faits et les valeurs.
F igure 1
Le Grand Partage externe qui permettaient de mettre notre culture à part de toutes les autres, tenait grâce à un Grand Partage, interne celui-là, entre faits et valeurs. Nous, du moins le croyions nous jusqu'à une date récente, nous ne mélangeons pas l'ordre social et celui des choses, ou, du moins, nous nous efforçons avant tout, de ne pas le mélanger. "Eux", par contre, il faut bien le reconnaître, ont une fâcheuse tendance à mélanger constamment comment va le ciel et comment l'on va au Ciel. Toute cosmologie, pour eux, se lie à une sociologie, nous le savons depuis Auguste Comte et le fameux article de Durkheim et Mauss. Ils ne savent pas faire la différence -que nous, et nous seuls, savons faire- entre les objets et les représentations projetés sur ces objets, entre la Nature connue par la science, et la Culture habitée par l'homme. Autrement dit, ils croient vraiment aux fétiches (croyions nous!). Pas nous (croyions nous!). On a beau, grâce à l'ethnographie, à l'ethnoscience, être très gentils avec "eux", avoir dépassé depuis longtemps l'ethnocentrisme, il faut reconnaître que nous gardons au coeur cette condescendance fondamentale; ils mélangent ce que précisément nous séparons... on ne peut pas leur en vouloir, ils ne savent pas ce qu'ils font.
Cette condescendance se soutient à la condition que nous fassions effectivement cette séparation chez nous ! Tout l'argumentaire de l'anthropologie, la définition même de la notion d' "ethno"-science et en particulier d'ethno-psychiatrie, repose entièrement sur la certitude qu'ils font, eux, quelque chose d'horrible ou d'intéressant, le mélange des faits et des valeurs, que nous nous ne faisons plus ou que nous ne devons plus faire. Mais cette formidable machine à distinguer fonctionne tant qu'il n'y a pas chez nous trop de gens qui se prennent pour des chromosomes 11 de levure de bière, tant qu'au super marché, en achetant un spray pour maintenir votre chevelure en place, vous ne suspendiez pas soudainement votre geste en vous disant : "attention, si j'achète cette bombe, le trou de l'ozone va s'agrandir et le ciel va me tomber sur la tête!"... Nous comprenons maintenant ce que voulait dire les rapports entre la pollution, la cosmologie et l'ordre social, rapports que nous lisions jusqu'ici comme autant de représentations "symboliques".
Nous pensions que le mélange du social et de la cosmologie était de la croyance, et que cette confusion les marquait définitivement, eux et eux seuls. Mais c'était de la croyance tant que nous ne construisions pas simultanément, nous mêmes, une cosmologie et un ordre social. Le drame et la chance de la période actuelle, vient de ce que la séparation entre faits et valeurs n'apparaît plus aujourd'hui que comme un travail supplémentaire de purification, qui s'ajoute, par en dessus, à un énorme travail de médiation, au cours duquel nous, les Occidentaux, nous mêlons, à une échelle toujours accrue, les faits et les valeurs. Or, dès que nous nous apercevons de cette duplicité fondamentale, le rapport avec "les autres" change aussitôt.
Figure 2
R egardons l'image que nous nous faisons maintenant des modernes (quadrant n°1). Bien sûr, ils séparent, ils font bien la distinction entre faits et valeurs, mais par en dessous, ils mélangent, ils hybridisent, et se prennent pour des chromosomes. Le même Professeur X, me disait à la fin de l'entretien : "moi je ne fais pas de politique, je ne fais que de la science". C'est précisément cette certitude qui lui permet, par en dessous, de se prendre pour un chromosome sans danger pour l'ordre social. Tandis que, de l'autre côté, (quadrant n°2) nous obtenons une croyance (et non plus un savoir anthropologique) sur le fait que "eux" mélangeaient le sujet et l'objet, les valeurs et la société, la cosmologie et l'ordre social. Mais cette croyance n'a plus lieu d'être. C'est ce que nous croyions qu'ils faisaient tant que nous nous croyions modernes! Ne nous comprenant pas nous-mêmes, ne voyant pas nos propres hybrides, nous ne pouvions comprendre les autres que comme ceux qui pratiquaient une affreuse confusion entre ordre naturel et ordre social. Maintenant qu'il est clair que nous mélangeons, mais d'une toute autre façon, nous pouvons complètement réinterpréter l'anthropologie. "Eux" (le "eux" et les guillemets vont bientôt disparaître) n'ont jamais confondu, comme nous le croyions, les faits et les valeurs. Ils n'ont jamais eu cette naïveté. En fait, ils n'ont jamais cru. La croyance est l'ombre projetée chez les autres, par ceux qui se croyaient modernes. Il n'y a jamais eu de croyance. Personne n'a jamais cru en quoi que ce soit. Nul n'a jamais quitté le savoir plein. Une fois délivrés de la croyance, ils se voient comme des réseaux d'hybrides (quadrant n°3), dans lesquels le mélange de l'ordre social et de la cosmologie se trouve strictement réglé par un ensemble de procédures savantes, de dispositifs expérimentaux dont parlent tous les anthropologues et qui ne recoupent jamais, nous le voyons maintenant, la différence entre la Nature et la culture, pas plus chez eux que chez nous. En fait, l'ordre social et l'ordre naturel n'ont jamais été dangereusement confondus, mais décalés toujours et toujours reconfigurés.
Nous pouvons même aller plus loin, renverser l'image et considérer la vision qu'"ils" ont de nous, c'est à dire de cette particularité anthropologique – la nôtre – qui n'est plus un savoir exact que le monde moderne aurait de lui et des autres, et qui devient, de ce fait, intéressante (quadrant n°4). Le quadrant n°1 et le quadrant n°2 se ressemblent presque complètement : nous créons en permanence, et de plus en plus, des hybrides, tout en nous croyant capables de séparer partiellement, localement, provisoirement, la Nature et la culture. Nous faisons constamment l'inverse de ce que nous disons. Nous le faisons, précisément, parce que nous faisons l'inverse de ce que nous disons. Nous sommes même capables, comme dans la controverse sur le trou de l'ozone, d'imaginer un mélange planétaire de géophysique, de météorologie, d'économie, d'informatique, de politique, de commerce international, de législation, tout en espérant, malgré tout, séparer enfin distinctement les faits scientifiques établis des décisions politiques à prendre. Mais à partir du moment où nous cessons de penser qu'"ils" mélangent le savoir et la nature, les valeurs et les faits, nous pouvons enfin, et c'est pour moi le caractère passionnant de ce qui se fait au Centre Devereux, utiliser l'énorme masse de savoirs-faire et de procédures utilisées par les ci-devants prémodernes pour gérer les réseaux de nature/culture afin de nous comprendre nous-même. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, la clef de la compréhension d'un laboratoire de physique se trouve maintenant dans l'anthropologie.
Nous ne sommes pas ramenés pour autant à une espèce de relativisme simple, par lequel toutes les croyances seraient comparables. C'est la notion de croyance qui a disparu. Le relativisme culturel s'appliquait uniquement à la culture, la notion même de relativisme simple disparaît sitôt que l'on y ajoute la Nature, faisant place à quelque chose de tout à fait différent, le "relationisme", la mise en relation des collectifs. Autrement dit, la notion de collectif qui remplace l'ancienne distinction entre société d'une part et Nature de l'autre, peut permettre de régler la contradiction suivante : comment comparer les collectifs tout en reconnaissant leurs différences ? La solution parait assez facile – en théorie du moins. Il s'agit de considérer les différences comme des différences de taille. Il n'y a pas différence sur le plan de la construction du collectif entre les pastoriens qui se prennent pour des chromosomes 11 et les Bororos qui se prennent pour des Araras. Tous constituent des associations d'humains et de non-humains et aucun ne croient naïvement à de telles substitutions d'identité puisque la notion de croyance naïve a disparu avec l'anthropologie moderniste. La différence vient d'ailleurs. Combien d'humains, combien de non-humains s'agit-il de brasser dans le même pot ? S'agit-il de millions, de milliards, de centaines, de dizaines ? Combien faut-il d'étoiles, de trous noirs, de galaxies, de gènes, pour construire, brasser, créer un vaste collectif ? Le collectif moderne ne tranche pas comme un monstre froid sur l'ensemble de l'anthropologie, il tranche par sa taillle, par la dimension des associations d'humains et de non-humains qu'il brasse. Cette seule différence de dimensionnement, permet de maintenir l'identité fondamentale des collectifs, tout en gardant les distinctions qui nous importent entre les types de réseaux qu'ils forment à travers le monde. Cette comparaison permet de maintenir comme des constantes universelles les notions d'objectivité, de rationalité, de vérité. L'objectivité est, tout simplement, ce qui accompagne la construction des réseaux longs. Elle n'est donc pas une propriété de l'esprit, elle n'a pas de rapport avec la méthode scientifique contenue dans la tête des scientifiques à oreille pointue ou à crâne protubérant, mais, comme son nom l'indique très bien, l'objectivité est une propriété des objets. Les collectifs se forment, en effet, par le brassage et la reconfiguration d'un grand nombre d'objets. Les phénomènes qui intéressent tellement les philosophes des sciences, comme ceux de la méthode scientifique, constituent d'importants problèmes de logistique, mais, du point de vue de l'anthropologie symétrique, ils ne sont pas très intéressants. Il faut dire d'eux ce que de Gaulle disait de l'intendance: "l'objectivité suivra". Donnez-moi des réseaux longs, et je vous fournirai, par surcroît, toute l'objectivité dont vous aurez besoin. Inversement, l'objectivité n'est pas ce monstre froid qui mettrait en péril l'ensemble des cultures traditionnelles. Sa présence ne suffit pas à briser la ressemblance des collectifs. Loin de disparaître avec les cultures concassées par la modernisation, comme le regrettait Lévi-Strauss dans son style crépusculaire, l'anthropologie commence.
De certains objets échevelés
editarNous pouvons maintenant commencer à comparer les objets qui circulent dans les collectifs, comparaison qui demeurait impossible tant que nous avions d'un côté des représentations et de l'autre des objets objectifs. Dans le mythe moderne, les objets auxquels nous croyions avoir affaire avaient trois particularités. Premièrement, ils possédaient des bords nets sans adhérence aucune avec le monde social. Deuxièmement, ils engendraient des conséquences imprévues, qui, idéalement, ne devaient pas exister, mais que l'on découvrait par hasard au cours de leur carrière d'objets. Enfin, troisièmement, se projetaient sur eux des valeurs, des symboles, des signes qui appartenaient au monde social des croyances et des représentations. Prenons l'exemple du médicament si important pour tous les collectifs (voir le chapitre de Philippe Pignarre p.XX) : selon la tripartition que je viens d'indiquer, on le définirait premièrement par son efficacité objective, deuxièmement par ses conséquences inattendues (il crée des maladies que l'on ne sait pas traiter, il a des effets placebo) et troisièmement par des valeurs symboliques qui se sur-ajoutent au substrat matériel du médicament (les anthropologues faisant, comme chacun sait, une surconsommation de symbolisme beaucoup plus grave pour la santé que la surconsommation médicale des français...) . L'énorme intérêt du travail de l'équipe de Tobie Nathan est de nous offrir une autre relation d'objectivation et d'autres dispositifs producteurs d'objets qui sont explicitement rassembleurs de social et constitutifs des liens sociaux. Non pas parce que ces objets compacts possèderaient une valeur sociale, ou que l'on projetterait sur leur substrat quelque chose comme des symboles, mais parce qu'ils constituent le collectif, parce qu'ils attachent ensemble, aussi physiquement qu'on le voudra, des éléments du collectif. Ce sont ces objets "échevelés", constructeurs de nature et de société, qui me paraissent également caractéristiques de nos situations actuelles – conçues comme non-modernes, c'est à dire comme civilisées, sans barbare aux portes bouillonnant de croyances et de déraison.
Voici par exemple trois scientifiques dans un laboratoire en compagnie d'un de ces objets chevelus. Au tableau noir, la formule chimique. Dans leurs mains, le modèle en plastique de cette même molécule. Cet admirable objet, dont on doit entendre craquer les molécules de plastique, permet à nos scientifiques d'inventer des modifications d'une pilule contraceptive pour les mâles, le LRF. Voilà un bel objet dans lequel, si l'on suivait la tradition moderniste, on aurait d'abord séparé les composants en trois : d'un côté l'objectivité scientifique – ici matérialisé par le tableau, la formule et le modèle; d'un autre l'ensemble des conséquences plus ou moins imprévues de l'énorme réseau pharmaceutique, expérimental, affectif, humain, qui constitue la pilule mâle; enfin les projections symboliques, psychanalytiques, faciles à imaginer puisque cette pilule qui a l'avantage de faire porter aux hommes le poids de la contraception, a l'inconvénient (réversible paraît-il) de diminuer la taille des testicules! Toutefois, si nous traitons cet objet comme il le mérite, c'est-à-dire en ethno-biologiste – l'ethno-biologie, ne l'oublions pas, s'appliquant aussi bien à la biologie moléculaire qu'à la biologie anciennement dite "sauvage"- nous nous retrouvons là devant un admirable objet chevelu.. L'ensemble de la société américaine, ou au moins une grande partie, se retrace dans cette molécule. Si l'on entend craquer cette molécule primaire, dont le modèle permet d'en imaginer les modifications en analogues et antagonistes chimiques autrement efficaces, on entend craquer des éléments entiers du réseau de l'industrie et des valeurs américaines. En expérimentant sur la molécule, on effectue une opération aussi belle, aussi intéressante que ces craquements nombreux décrits par Tobie Nathan dans son analyse des fétiches – il ne s'agit pas ici d'une croyance que l'on rabaisserait au niveau des fétiches puis qu'il n'y a plus de croyance, mais au contraire d'explorer leur efficacité commune. Nous avons maintenant devant les yeux des constructeurs de collectifs dont le travail est de faire craquer les réseaux pour les explorer en tout point et qui se servent soit d'un fétiche, soit d'une molécule selon le collectif qu'ils construivent. L'anthropologie symétrique des sciences maintient la distinction des collectifs, mais elle leur assure une fraternité fondamentale. Le craquement du fétiche et la désarticulation de la molécule sont semblables, non pas dans la forme particulière du collectif qu'ils dessinent, mais dans le fait qu'ils explorent tous deux, avec la même obstination le collectif, en lui servant de traceur. "Quelle sottise c'était" de rejeter le fétiche dans les ténèbres de l'illusion manipulatrice, mais quelle sottise plus grande encore ce serait de rejeter le beau médicament moderne dans les ténèbres de la seule raison objective...
Nous avons maintenant une vision tout à fait différente du destin anthropologique des objets modernes, ces objets chevelus, ces objets aussi beaux, aussi constructeurs de social, aussi fins, aussi ouverts que ceux que nous avions connus dans les situations pré-modernes, et qui ne constituent plus ce danger mortel contre lequel l'humanisme, croyions-nous, devait nous assurer. Bien sûr, tous les fétiches ne sont pas bons, tous les féticheurs ne sont pas efficaces... Il faut faire un tri portant sur les fétiches comme sur les objets, mais il ne s'agit pas d'une menace métaphysique aux dimensions ontologiques, qui feraient de tous les objets contemporains d'abominables écraseurs de culture. Pour pousser à bout ma provocation, il faudrait s'écrier, à voir les travaux récents sur la sociologie médicale: Quelle chance d'entrer à l'hôpital moderne ! quelle chance de se trouver par moment non pas "ramené à un objet", mais élevé provisoirement à la dignité d'objet! Les objets d'autrefois, ces objets qui constituaient l'un des côtés de la culture moderne avaient une caractéristique mortifère. Ils étaient faits pour être détachés de l'ensemble des connexions sociales. Tout change si l'on suit à la trace les objets chevelus, car le corps des biologies et des médecines devient un ensemble diversifié d'entités qui émergent à l'occasion des dispositifs hospitaliers et qui sont irréductibles au réductionisme. J'entrais à l'hopital avec un petit nombre de composants, et me voilà soudain distribué dans tout un hôpital en des centaines de trajectoires qui font de mon corps un réseau artificiel et hautement différencié. Mon sang, pour prendre l'exemple de l'anémie étudié par Annemarie Mol, se promène à travers des ordinateurs, se multiplie dans les laboratoires d'analyse, se branche sur des savoirs-faire multiples, doublant par une circulation nouvelle, institutionnelle et technique, la double circulation des veines et des artères. Il ne faut surtout pas croire les réductionistes modernes lorsqu'ils affirment objectiver le corps -que ce soit pour encenser leurs prouesses ou pour les maudire. Chaque réductioniste fait proliférer les instruments, les dispositifs, les concepts, les agents, niant ainsi, par son mouvement même, par son équipement, les prétentions de sa philosophie. L'ethno-médecine, n'oublions pas le principe de symétrie, s'applique aussi à "la" médecine. Pour réfuter le réductionisme, il est tout à fait superflu de leur opposer une version plus holistique, plus humaniste, plus culturelle, du corps souffrant, il suffit, comme les nouveaux sociologues de la médecine et pour reprendre l'expression de Charis Cussins, de laisser se déployer la diversité vraiment stupéfiante des "cycles d'objectivité" qu'ils déploient.
Ne pas sous-estimer les Occidentaux
editarLa conclusion de ce bref parcours à travers l'anthropologie symétrique, paraîtra bien étrange: ne sous-estimons pas les Occidentaux. Ils ne sont pas si bêtes. Eux non plus ne sont pas sortis de la vieille matrice anthropologique. Et plus ils savent de sciences, développent de techniques, allongent de réseaux, multiplient les marchés, plus ils prennent la forme ovale, galactique, d'un collectif brassant humains et non-humains. Rien ne serait plus faux que d'opposer aux "cultures" traditionnelles, homogènes, enracinées, synthétiques, le monstre froid de la modernisation sans attache, sans ancètres et sans dieux, ou, ce qui serait pire, de cliver nos propres collectifs en deux, pour en extraire la culture -pauvre résidu de rituels, de symboles, de représentations- en abandonnant la Nature à l'universalité sans phrase. Comme si les Trois Soeurs, Efficacité, Rentabilité, Vérité, méritaient moins d'attention, de mise en réseaux, que les fétiches des autres peuples. Aucune culture ne peut résister à la modernisation, puisqu'elle a déjà, par sa définition même, abandonnée la Nature. La notion de réseaux ou de rhyzomes permet de vider des deux côtés la croyance en la notion de culture. Du côté occidental elle permet passer de l'idée de surfaces pleines, lisses et objectivées à des multiplicités, rares, allongées, fragiles, bariolées, précieuses. De l'autre côté, elle permet de se débarrasser de la notion de structure cohérente et symbolique, fragile, qu'un rien peut briser et qui ne peuvent se modifier sans se briser pour toujours. Avec les réseaux, les cultures cessent, si j'ose dire, "de se mettre en boule". Elles peuvent entrer dans ce travail de triage et de négociation que les notions de multiculturalisme, de métissage, d'ethnicisation, de reterritorialisation, d'intégration, d'universalisation ne permettent aucunement de penser.
J'espère avoir montré, même brièvement, qu'il pourrait exister beaucoup de rapports entre la sociologie des sciences et l'ethnopsychiatrie. Dans les deux cas, on y a inventé des dispositifs complètement originaux pour symétriser l'anthropologie et, c'est là toute la beauté de la chose, ces dispositifs sont eux mêmes symétriques, le premier faisant pour les savoirs contemporains "high tech" des personnes morales, ce que l'autre fait pour les croyances archaïques "low tech" des personnes. On pourrait dire, en simplifiant, que la sociologie des sciences transforme les savoirs en croyance, pendant que l'ethnopsychiatrie tourne les croyances en savoirs exacts et en techniques efficaces. Mais ce serait en rester encore à l'antique division des savoirs et des croyances. Non, chacune des deux disciplines fait mieux que cela. En replongeant les savoirs anhistoriques et asociaux dans le collectif, on ne les transforme justement pas en croyance. L'alternative morbide des modernes a été totalement reconfigurée. De même qu'en transportant les anciennes croyances dans le "cyclotron" de la cure ethnopsychiatrique, on n'en fait justement pas des savoirs portant sur des entités dont il faudrait d'abord s'assurer de l'existence.
Les objets chevelus qui émergent des deux disciplines ne peuvent justement pas se classer selon le registre moderniste de la vérité ou de la croyance. D'où le scandale presque égal des deux côtés. Ni les épistémologues, ni les sociologues ne comprennent la sociologie des sciences; quant à l'ethnopsychiatrie, il est toujour amusant de vérifier ce qu'en pensent et les psychiatres, et les ethnologues! C'est l'association des deux scandales qui m'intéresse avant tout. En effet, que serait une société française qui accepterait à la fois les objets chevelus déployés en réseaux par la sociologie des sciences à Paris, et les ancètres, esprits, fétiches, invisibles, divinités, mobilisés par l'ethnopsychiatrie, en banlieue? Elle cesserait évidemment de se penser comme moderne. Elle ne serait plus exactement une République . Elle aurait vraiment une drôle d'aspect dont l'expression "pluriculturelle" ne rend aucunement compte. Disons qu'elle deviendrait civilisée, événement absolument nouveau dans l'histoire puisque, pour la première fois, il n'y aurait plus de barbares à ses portes et les sciences ne viendraient plus, en son sein, rompre définitivement l'ancienne matrice anthropologique. Les monstres chauds de l'extérieur et les monstres froids de l'intérieur ne risqueraient plus d'en briser le cercle fragile. Je comprends mieux maintenant pourquoi, malgré ma totale ignorance du sujet, l'on m'a invité à parler à ce colloque. Ceux qui ont transformé les vérités scientifiques en de beaux objets anthropologiques peuvent bien tendre la main, en effet, à ceux qui ont transformé les fêtiches impies en des savoirs justes et des techniques efficaces. L'anthropologie symétrique ouvre sur une politique symétrique. "Tous les monstres de notre vie ne sont-ils pas de belles jeunes filles qui attendent d'être secourues?"
Note sur certains objets chevelus – [1995] This paper presents some results of sociology of science in order to reopen the Great Divide debate and to offer two laboratories or arenas for symmétric anthropology: the work on objects pursued by anthropologu of modern science, on the one hand, and the work on subjects pursued by ethnopscyhatrists, on the other; the common denominator is a refinition of objects with clear bounday and impredictable conequence in the West tradition and compact fetishes with "symbolic" and "social" meaning in the South; the notion of "dischevelled" objects is proposed instead.
* in Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, n°27, p.21-36